Depuis quelque temps déjà, on a pu remarquer les ponts qui s’établissent entre cinéma et art contemporain. Bien des artistes empruntent et puisent dans les outils cinématographiques alors même que de plus en plus de cinéastes exposent dans des lieux (plus) traditionnellement dédiés à l’art (on se souvient notamment de la kafkaïenne exposition de Jean-Luc Godard au Centre Pompidou en 2006, Voyage(s) en utopie). A cela ajoutons que de nombreux artistes contemporains se mettent dorénavant à la réalisation, donnant le jour à des films conçus et pensés pour le circuit du cinéma (récemment Hunger de l’artiste britannique Steve McQueen, ou le film à venir de l’artiste française Valérie Mréjen). Ce judicieux mélange des genres donne parfois lieu à des choses étonnantes et intelligentes, participant d’un pertinent renouvellement des formes artistiques et cinématographiques. Le pari est bien sûr audacieux mais demeure risqué. A la vue de certaines de ces productions notre enthousiasme peut aussi retomber comme un soufflé. Néanmoins le dialogue semble plus que jamais ouvert entre ces différentes formes d’arts visuels apportant son lot d’enrichissement et de découvertes.
Ainsi, récemment, nous avons pu remarquer le travail de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige, deux artistes qui vivent et travaillent entre Paris et Beyrouth. D’abord avec un long métrage (leur troisième), Je veux voir. Une œuvre hybride qui, bien que conçue par ses auteurs pour le format cinématographique, brouille suffisamment nos attentes (passives) face à un film pour qu’on ne sache ni comment la définir, ni comment la classer. L’indécision est d’autant plus grande que le couple, cinéaste et artiste à la fois, est reconnu par leurs pairs dans les deux milieux (leur dernier film a été sélectionné à Cannes dans la section Un certain regard et ils sont représentés par la galerie In Situ/Fabienne Leclerc, galerie importante de la scène de l’art contemporain). Mais Je veux voir est bien un film (notamment par sa durée et son format), une œuvre cinématographique au postulat original, grâce notamment à ce parti pris singulier d’utiliser une icône du cinéma (l’actrice Catherine Deneuve) afin de permettre, à travers sa présence physique, de regarder autrement un pays ravagé par les guerres : le Liban. Le parti pris du film est déjà en soi assez audacieux mais, qui plus est, la forme même de ce long métrage se veut à rebours de schémas plus classiques : un mélange de documentaire, de fiction, où on ne sait plus à quel moment les acteurs sont en roue libre et à quel moment ils suivent un scénario.
Plus généralement Joana Hadjithomas et Khalil Joreige continuent, avec Je veux voir, une réflexion sur le poids des images, sur les moyens de voir différemment et sur les manières d’adopter un nouveau regard. Une problématique que l’on retrouve justement dans l’exposition We could be heroes just for one day.
Alors même qu’avec Je veux voir, on se pose la question de la difficulté de montrer ces œuvres hybrides dans (les carcans) des circuits cinématographique et/ou artistique, Joana Hadjithomas et Khalil Joreige contournent le problème en ajustant, par exemple, un de leur documentaire, Khiam (2000-2007), pour le format cinématographique ou artistique. Une œuvre que l’on peut voir actuellement au Musée d’art moderne, en bout de parcours de l’exposition. L’installation vidéo Khiam (deux écrans de télévision l’un à côté de l’autre diffusent en simultanée deux films de 52 mn) donne une résonance différente quant au choix du titre de l’exposition. Réalisés en deux temps (2000 et 2007) les deux films suivent le même scénario : des anciens détenus du camp de Khiam, racontent leur détention. Assis sur une chaise, dans un décor minimaliste et neutre, ils parlent en fixant la caméra, semblant s’adresser directement aux spectateurs. On découvre alors que les héros d’hier (en 2000) ne sont plus ceux d’aujourd’hui (en 2007), Khiam est également un moyen de combler une absence historique. Pour Joana Hadjithomas et Khalil Joreige leur travaux sont souvent une manière de réintroduire du récit, une histoire dans le vide ou, au contraire, dans le trop-plein d’images qui existe autour des événements qui ponctuent l’histoire contemporaine du Liban. Ainsi, tout au long de leur démarche artistique, le couple tente de trouver sa place dans le flot d’images médiatiques et tente de rendre plus visible, de faire voir différemment ce que jusque-là on ne voyait pas, ou plus, à force de justement trop voir (par exemple les ruines dans Je veux voir). Les images ne sont plus alors simplement esthétiques et prennent sens sous nos yeux.
Ainsi dans l’œuvre Le Cercle de confusion, les artistes s’interrogent sur la manière de montrer une ville détruite, en évitant des clichés qui peuvent circuler dans les médias. Une immense photographie vue du ciel de Beyrouth morcelée en 3000 fragments identiques, la photographie date de 1997, à un moment où la ville est en pleine reconstruction. Chaque spectateur est invité à prendre un morceau, révélant à chaque fois un peu plus du miroir qui se cache sous la photographie et rendant ainsi la représentation de la ville de plus en plus déconstruite (paradoxe d’une ville qui tente justement de se reconstruire) et l’image de plus en plus abstraite. En établissant ainsi un lien entre le regardeur et l’œuvre, les artistes impliquent le spectateur et le rendent plus sensible à ce qu’il regarde, une manière de l’engager dans une réflexion plus approfondie. De même, le couple d’artistes a mené tout un travail sur les images latentes ou rémanentes, donnant lieu à des œuvres (Lasting Images, 2003, 180 secondes d’images rémanentes, 2006) où les images (en mouvement ou figées) flirtent le plus souvent avec l’abstraction mais font preuve d’une force visuelle et d’un certain réalisme (elles reflètent une réalité que paradoxalement des images trop réalistes ne sauraient montrer) car elles appartiennent précisément à des individualités, à une histoire, à un vécu, desquels elles ne sont pas détachées.
Le travail de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige va à rebours des stratégies visuelles utilisées dans les médias. Ils établissent un lien avec le regardeur (en le faisant participer ou en lui permettant de voir à travers la présence physique d’une actrice), ils lui parlent directement. Ils suscitent l’émotion là où on ne l’attendait plus, en produisant des œuvres, qui bien sûr font référence à des conflits mais qui dépassent l’amalgame de la brutalité et du spectaculaire pour se concentrer sur une forme de lyrisme et d’ambiguïté. Une poésie des images qui apportent sens et humanité.
Joana Hadjithomas / Khalil Joreige
We could be heroes just for one day
Jusqu’au 8 mars 2009
Salle Noire du Musée d’art moderne de la ville de Paris